Il y a de cela très longtemps, le peuple autochtone était déjà bien établi aux abords du Lac Matapédia, la faune et la flore y étaient abondantes. Ces premiers habitants surent développer un style de vie en accord avec cette nature sauvage, mais généreuse, ils en tiraient leurs moyens de subsistance tout en la respectant et en lui rendant un culte digne des dieux.
Beaucoup plus tard, au début de la colonisation de la Nouvelle-France, des territoires furent attribués à des colons blancs et ils en étaient les fiduciaires. Il en était ainsi à cette époque reculée dans la seigneurie du lac Matapédia. Plusieurs familles étaient établies dans la région et leurs vies se ressemblaient : ils avaient les mêmes difficultés et le même désir de réussir à s’implanter sur leurs nouvelles terres d’accueil. Ils partageaient également les mêmes craintes sans pour autant en connaître l’origine et des rumeurs couraient.
L’une des familles, Les Forgeclair, originaires de la mère patrie et récemment installés, y vivaient depuis déjà quelques saisons. Mais ils éprouvaient de nombreuses difficultés à s’adapter aux exigences d’un tel style de vie. On leur avait attribué un territoire au nord du lac, tout près du village aujourd’hui nommé Sayabec. Ils s’étaient construit une grande maison en bois rond et trimaient fort, déboisaient, défrichaient et cultivaient, mais avaient peu de succès à la chasse et à la pêche. Sans compter que les rigueurs du climat compliquaient leur vie.
Les Forgeclair étaient au nombre de cinq : le père, son jeune fils, ses deux filles, son neveu dont les parents étaient toujours en France, ainsi que le mari de la fille aînée, venu d’où le grand fleuve est étroit. Lors de leurs nombreuses sorties en forêt et sur le lac, ils furent témoins de phénomènes inusités et inquiétants. Ils n’étaient pas les seuls à en être témoins. Après avoir échangé avec plusieurs autres colons établis aux alentours, ils constatèrent que leurs craintes étaient partagées par les autres familles.
Plusieurs rumeurs circulaient. Certaines concernaient des phénomènes étranges, tout particulièrement au sud du Lac : remous gigantesques, pics rocheux disparaissant de la surface de l’eau, agitation anormale à certains endroits du lac, des poissons aux comportements inhabituels près de la plus importante frayère du lac. D’autres parlaient de cris inhumains entendus près de certaines clairières, ne ressemblant à aucun animal connu. Personne n’était en mesure de confirmer ces rumeurs. Ils rapportaient ne pas en avoir été témoins directement, mais affirmaient que les jeunes gens semblaient plus sensibles à ces étranges manifestations. Chose certaine, tous en avaient une peur bleue.
Les Forgeclair étaient très courageux. Ils prirent alors la décision de tenter d’entrer en contact avec les autochtones, en se disant qu’eux devaient bien connaître la façon de mieux vivre en ces lieux, tout en espérant qu’ils les renseigneraient sur la source des nombreuses rumeurs. Pour ce faire, ils partirent à la rencontre de ceux-ci.
Ces derniers, voguant d’une rive à l’autre du lac, cherchèrent donc à prendre contact et, si possible, à faire alliance avec ce peuple ancestral qui savait si bien vivre en harmonie avec cette forêt majestueuse et cette étendue d’eau à perte de vue. Le père et sa progéniture souhaitaient perpétuer cette harmonie entre l’homme et la nature et voulaient être initiés aux secrets de ce savoir-vivre.
Après quelques jours de recherche, ils réussirent à s’approcher de la plus grande communauté qui vivait sur la rive ouest du Lac. Ils leur firent signe et accostèrent sur la plage. Un groupe d’hommes et de femmes étaient occupés à différentes tâches et se saluèrent mutuellement. Le père prit la parole et demanda à parler au chef du clan. On lui répondit que c’était une cheffe, la mère de tous et la grande sage. Le père fut amené seul à la rencontre de la cheffe, et il lui expliqua les motifs de leur venue et ce qu’ils attendaient de son peuple. La grande dame reçut ces demandes avec un sourire, sans pour autant les rejeter.
Elle devait en discuter avec les membres de sa communauté. Elle s’absenta quelque temps et revint vers le père, lui adressant un geste signifiant que tous étaient d’accord, mais qu’il y avait une épreuve à réussir afin de gagner la confiance de son peuple.
Un défi leur était lancé pour mériter le privilège d’en connaître les secrets. Ils devaient prouver leur intégrité, leur fidélité ainsi que leur courage, et le rite de passage devait être complété avec succès. Il impliquait de la préparation, de l’entraînement et du courage, car pour survivre et vivre de cette forêt et de ce lac, il fallait découvrir la voie qui mène à la coopération entre l’homme et la nature, cette mère nourricière.
Le père devait retourner auprès des siens et le grand sorcier les rejoindrait pour leur transmettre les instructions d’usage. Arrivé sur la plage, il les salua. L’épreuve consistait à naviguer jusqu’à l’île ronde à l’aide d’une seule embarcation, se frayer un chemin dans les bois sombres jusqu’au nord de l’île. Sur l’île, ils devaient trouver la falaise la plus haute et l’escalader afin d’y graver leurs noms sur le mur de la descendance. Parce qu’ils devaient avoir de nouveaux noms pour affronter cette épreuve, il entama une brève cérémonie de la dénomination et les déclina ainsi : Kopit, Wowkwist, Titiklie, Kitpu et ?… Il précisa alors que cette épreuve ne concernait que les 5 jeunes gens présents, le père, lui, devrait rester dans le grand tipi au centre de la place durant toute la durée du périple.
L’épreuve devait se réaliser en un seul jour. À eux de choisir le moment. Le départ devait s’effectuer aux premières lueurs du jour, tandis que le retour devait avoir lieu avant le crépuscule, sans quoi, le maître des lieux et de leur peuple ne leur permettrait pas de revenir auprès des leurs une fois la nuit tombée. Un seul d’entre eux pourrait comprendre l’origine des rumeurs quant aux nombreuses manifestations inusitées qui les inquiétaient.
Au retour de tous, les différentes significations de leurs nouveaux noms leur seraient révélées, et les habiletés et les qualités qui y sont associées deviendraient les leurs. La collaboration et le vivre en commun avec la communauté leur seraient acquis. La grande cheffe et le père scelleraient alors l’alliance de l’ancien et du Nouveau Monde.
Les jeunes gens étaient heureux de la confiance qui leur était accordée et ne ménagèrent pas leurs efforts pour se préparer à affronter cette épreuve qui, pour elles et eux, était l’occasion de se faire valoir en démontrant leurs aptitudes face au rite de passage. En accord avec le père, ils choisirent de tenter leur chance le jour du solstice d’été, la journée la plus longue de l’année, afin d’avoir suffisamment de temps pour explorer l’île en profondeur.
Comme convenu, ils partirent à l’aube et atteignirent l’île après plusieurs heures à naviguer. Ils avaient rejoint l’île en un temps record. Après quelques heures d’exploration, ils escaladèrent une falaise abrupte, le point culminant de l’île, et tel que prescrit par le sorcier, ils y gravèrent leurs nouveaux noms. Lorsque le soleil atteindrait son zénith, leurs significations pourraient en être libérées, mais elles ne leur seraient révélées que plus tard, pas avant qu’ils aient fait leurs preuves. Il en fut ainsi. Le soleil distribua généreusement ses rayons de lumière dorée qui mirent instantanément en relief les noms fraîchement inscrits. Si les jeunes échouaient, les inscriptions disparaîtraient suite au coucher du soleil.
Une fois redescendus de la falaise, ils disposaient encore de suffisamment de temps pour assouvir leur curiosité avant d’entamer leur retour vers la terre ferme. Ils croyaient qu’ils pourraient peut-être ainsi découvrir la signification de leurs noms respectifs. Ils devaient se retrouver à l’endroit de leur embarcation bien avant que le soleil n’entame sa descente derrière les montagnes de Sayabec, car ils allaient devoir pagayer sur une longue distance.
Chacun prit une direction différente et arpenta une partie de l’île, mais tous, sauf un, furent revenus au canot dans le temps convenu. Ils attendirent le plus jeune de leur compagnon, mais en vain. Il n’arrivait pas et voyant le soleil déclinant, ils se rappelèrent les mises en garde qui leur avaient été faites. Ils se consultèrent sur la marche à suivre et, malgré que le succès de leur entreprise puisse être compromis, ils se sentaient incapables d’abandonner leur compagnon. Ils décidèrent de le rechercher, après tout n’étaient-ils pas les meilleurs rameurs ? Ils pouvaient réussir et revenir à temps.
Pendant ce temps, le jeune manquant à l’appel s’était égaré. Épuisé, il s’était assoupi au pied de l’autre versant de la falaise, tout près d’une petite clairière. Il se savait incapable de retrouver le chemin du retour en temps voulu. Croyant ne plus jamais revoir les siens, le jeune homme se mit à crier et à gesticuler dans l’espoir de se faire entendre. Pour seule réponse, il n’y eut qu’un silence inquiétant. Il aperçut des ombres au loin qui semblaient se rapprocher de plus en plus, des bruits bizarres lui parvenaient et se rapprochaient.
Fatigué et effrayé, il se rappela les nombreuses rumeurs. Il était incapable de bouger. Il aurait voulu s’enfuir. C’est alors qu’une grande force s’abattit sur lui. Sans qu’il le veuille, son corps se ploya. Il dut s’agenouiller et, sans comprendre pourquoi, il se mit à crier « Sayam » aussi fort qu’il le put et demanda à savoir qui était là. C’est alors qu’une voix mystérieuse et forte se fit entendre : « Tu m’as appelé, je suis Sayam, l’allié de Glooscap, l’esprit créateur. Que me veux-tu ? » Alors le jeune l’invoqua pour lui révéler ses secrets et lui laisser la vie. En échange, il lui promit de ne pas révéler sa nature, de l’honorer, de préserver les richesses qu’il leur dispensait, de convaincre les habitants de son royaume de lui vouer un culte digne de sa grandeur et de sa générosité, à lui, le grand pourvoyeur. Il ajouta qu’il était maintenant conscient que lui et les siens n’étaient que des invités en ces lieux. Les ressources dont ils regorgeaient ne leur étaient que prêtées, et ils s’efforceraient d’en assurer la pérennité pour maintenir leur richesse pour les générations à venir. Tout à coup, un souffle chaud l’enveloppa et une grande lumière le terrassa. Il s’effondra à nouveau et perdit conscience.
Pendant ce temps, suite à des recherches infructueuses, les autres membres de sa famille furent placés devant l’évidence qu’ils ne pourraient retrouver le jeunot. Ils avaient ratissé la plus grande partie de l’île, mais il s’avérait introuvable. Ils pourraient toujours revenir le lendemain pour le rechercher à nouveau.
Pour être de retour tel que l’exigeait la situation, ils devaient s’empresser de rejoindre les berges à l’autre extrémité du lac. Les vents étaient contraires et la tâche serait ardue. Déterminés, ils pagayèrent à un rythme effréné, se mesurant à ces flots agités qui leur faisaient barrage. Ils furent récompensés de leurs efforts. Épuisés, ils aperçurent sous un ciel orangé le soleil déclinant derrière les montagnes de Sayabec. Ils avaient réussi.
Quelle ne fut pas leur surprise d’apercevoir sur le rivage un radeau échoué sur lequel gisait le corps meurtri de leur compagnon disparu. Ce dernier était recouvert des pieds jusqu’à la taille d’écailles de poissons aux couleurs de l’arc-en-ciel, et son torse était protégé par un couvert de plumes de corbeau et d’aigle. Surpris et plein d’espoir, ils s’approchèrent du radeau. Il était toujours en vie, un sourire extatique figé sur son visage, nimbé d’un aura lumineux d’un jaune pâle.
À ce moment, le père accourut vers eux, les enlaça un à un et se précipita sur le radeau pour rejoindre son jeune fils. C’est alors que celui-ci se releva en brandissant un rouleau d’écorce de bouleau scellé avec de la résine de sapin, un mot inconnu y était inscrit : « Tatwamasi ». Au même moment, un groupe d’autochtones, frappant sur des tambours, les rejoignit, la mère du clan menant la marche. Elle s’approcha du père, qui lui remit le rouleau. Elle lut l’inscription et déclara que celle-ci signifiait : « Le moment où l’universel reconnaît l’individu. »
Elle leur dit que c’était la langue de leurs ancêtres, venus sur ce continent par le détroit aujourd’hui disparu, dans des temps immémoriaux. Solennellement, elle s’adressa aux Forgeclair et leur annonça qu’ils avaient réussi l’épreuve. Leur serait maintenant dévoilé la signification de chacun de leurs nouveaux noms, et ils seraient investis de nouveaux pouvoirs et confirmés alliés de son peuple et de la nature. Le sorcier s’approcha, décelant le rouleau, et entreprit la lecture :
Toi, l’aînée des filles dite Kopit, ton nom représente la persévérance, comme le castor, ingénieur de la nature.
Toi, la cadette dite Wowkwist, ton nom représente la ruse et la finesse, comme le renard.
Toi, le jeunot dit Titiklie, ton nom représente la sagesse et l’ouïe exceptionnelle, comme le grand-duc.
Toi, le neveu dit Kitpu, ton nom représente la témérité et l’agilité, comme l’aigle.
Pour souligner cette nouvelle alliance, la grande cheffe les convia ainsi que les familles de colons qu’ils voudraient bien inviter à participer à un grand pow-wow le lendemain sous la pleine lune. Le père, ses invités et ses hôtes partagèrent le calumet de l’amitié, et tous les rêves étaient permis.
C’est ainsi que débuta une nouvelle ère de partage, d’entraide et d’abondance. Au fil du temps, les Forgeclair devinrent les métayers en chef de ces lieux, en partenariat avec les premiers habitants, dans un respect mutuel et porteur d’avenir. Aujourd’hui, ils sont tous des Matapédiens.
Sayam, une rumeur qui court toujours.